
Ce vendredi 3 novembre, tout le monde attendait l’intervention du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, reclus dans un silence prolongé et même embarrassant depuis l’attaque meurtrière du 7 octobre contre Israël.
Au Liban, pays frontalier de l’État hébreu, ce personnage a un poids considérable, voire prépondérant. Son parti-milice chiite, affilié à l’Iran, doté – dixit Nasrallah lui-même en 2021 – de 100 000 soldats et d’équipement moderne, y compris de centaines, voire de milliers, de missiles de précision, représente un véritable État dans l’État
.
Le Hezbollah contrôle et paralyse souvent l’évolution politique de ce pays multiconfessionnel en grave dépression économique. Dans les faits, cette milice est supérieure, en force et en influence, à l’armée du Liban.
Férocement anti-israélien
Sa voix radicale, férocement anti-israélienne, est très écoutée bien au-delà des frontières du pays et au-delà du monde chiite, une fraction minoritaire face à la majorité sunnite de l’islam. Hassan Nasrallah est célèbre pour ses diatribes enflammées contre l’entité sioniste
, qui exaltent l’axe de la résistance
. Un axe dans lequel le Hamas sunnite, également soutenu par l’Iran, est le frère principal, auquel viennent se joindre les cousins chiites du Yémen (les Houthis) et de l’Irak (plusieurs milices et partis).
Par exemple, en fournissant des milliers de combattants, le Hezbollah a pesé de façon non négligeable, avec l’Iran (son commanditaire) et avec la Russie, dans la guerre de Syrie pour maintenir au pouvoir le dictateur Bachar Al-Assad.
Dans ce contexte, le silence de Nasrallah, pendant quatre semaines, face aux sanglantes représailles israéliennes à Gaza, avait de quoi intriguer. Certes, les escarmouches à la frontière Liban-Israël ainsi que les tirs de mitraillettes et de roquettes à courte portée se sont multipliés et sont devenus quotidiens depuis le 7 octobre (quelques dizaines de morts, surtout du côté libanais).
Un second front allait-il donc s’ouvrir dans le nord d’Israël? Pendant qu’on répétait et répétait cette question, le Sayyed
(le chef) se taisait, n’appelait pas aux armes… et les escarmouches frontalières restaient des escarmouches, dans un périmètre contrôlé.
« La montagne a accouché d’une souris »
Eh bien, le Sayyed a finalement parlé. Et la montagne a accouché d’une souris. Le discours d’Hassan Nasrallah, présenté depuis des jours, voire des semaines, comme un possible tournant dans la séquence débutant le 7 octobre, a presque été un non-événement
: voilà le commentaire critique qu’a publié, dans l’heure qui a suivi l’allocution, le journal L’Orient-Le Jour de Beyrouth, extrêmement attentif et fin connaisseur du personnage et de son mouvement.
Qu’a dit Nasrallah? Que l’opération Déluge d’Al-Aqsa est entièrement palestinienne, pour la Palestine, sa cause, son peuple, et n’est liée à aucun dossier régional ou international
. Que la résistance islamique au Liban mène une vraie bataille, que seuls ceux dans les zones frontalières, les combattants et les habitants, ressentent. C’est une bataille d’un autre genre
. Que certains disent que l’opération du 7 octobre servait les objectifs de l’Iran dans la région… mais ce n’est que mensonges
. (Merci à L’Orient-Le Jour pour la traduction.)
Autrement dit, et pour simplifier, Nasrallah affirme donc ceci : le 7 octobre, je n’ai rien à voir là-dedans; l’Iran n’a rien à voir là-dedans; le combat du Sud-Liban chiite face à Israël… est un combat séparé de celui de Gaza!
Bien sûr, pour faire bonne mesure, dans ce long discours décrit comme ennuyeux
et éteint
par rapport aux envolées habituelles du personnage, il y avait des passages comme ceux-ci : la perspective d’une guerre totale est réaliste
et toutes les options sont sur la table
. Et puis, à l’adresse de Washington : Votre flotte en Méditerranée ne nous fait pas peur!
Mais on a eu davantage l’impression de formules convenues, de bravades, que de l’annonce d’une vraie mobilisation.
Un pieux mensonge
Derrière ces déclarations « molles » du chef islamiste libanais – décevantes pour les va-t-en-guerre qui en espéraient davantage –, il y a un pieux mensonge. Un mensonge que, par une grande ironie, Nasrallah partage aujourd’hui… avec qui? Avec le renseignement et les responsables militaires des États-Unis! À savoir que, selon eux, il n’y a eu aucune concertation entre Téhéran, le Hezbollah et le Hamas avant l’attaque du 7 octobre.
Les États-Unis ont répété à plusieurs reprises que non, non, nous n’avons trouvé aucun signe en ce sens; l’Iran n’était pas au courant
, et Israël s’est bien gardé de contredire Washington sur ce point. L’Iran abonde dans ce sens et, aujourd’hui, Nasrallah « suit la ligne »!
Pourtant, au moins deux quotidiens – L’Orient-Le Jour et The Wall Street Journal – ont publié des informations crédibles et étayées, avec des dates et des noms, relatant la tenue, à Beyrouth en 2023, de plusieurs réunions auxquelles ont participé, tous ensemble, de hauts responsables du Hamas, du Hezbollah et des Gardiens de la révolution islamique iranienne.
On ne connaît pas la teneur des discussions, et de tels contacts n’impliquent pas nécessairement une logistique commune ou la préparation d’attaques coordonnées sur plusieurs fronts (c’est le contraire qui semble vrai aujourd’hui). Mais le fait qu’il y ait eu au moins concertation préalable et circulation d’informations à l’intérieur de l’axe de la résistance
en préparation du 7 octobre, voilà qui semble probable.
Les pieds sur les freins, tout le monde!
Mais tout ce beau monde, amis et ennemis confondus – à l’exception du Hamas, sous le feu d’Israël, et d’Israël à Gaza –, semble aujourd’hui s’entendre pour mettre les pieds sur les freins quant à l’extension, au moins à court et moyen terme, des hostilités à d’autres fronts. Tout le monde a ses raisons et y trouve son compte.
Israël ne veut pas se retrouver avec deux fronts intenses à la fois. Une fois le Hamas « sacrifié », l’Iran veut garder ses autres pions et ses autres « cartouches » pour exercer son influence (Syrie, Liban, Yémen) plutôt que de les brûler… et de se brûler lui-même! Les États-Unis, occupés par la Chine et par la Russie, craignent comme la peste l’éventualité d’une guerre régionale au Moyen-Orient, qui, dans le pire des cas, pourrait dégénérer en guerre mondiale.
Comme l’a écrit Clausewitz, la guerre peut, de simple théâtre, devenir un acteur autonome que plus aucun des protagonistes initiaux ne contrôle. Les débordements sont toujours possibles. Ils dépendront de l’évolution, de l’intensité ainsi que de la durée du drame militaire et humanitaire qui se déroule dans un espace exigu, concentré de souffrance humaine : la bande de Gaza. Et le caractère « séparé » de ce drame ne sera pas nécessairement tenable à l’infini.
Y a-t-il une chance d’un cessez-le-feu à Gaza? Israël a semblé, le vendredi 3 novembre, entrouvrir une porte en disant qu’une libération des otages pourrait y mener. Mais lorsqu’une armée a déjà déclaré que l’objectif final consiste à anéantir l’ennemi, il est peu probable qu’elle se contente d’un tel objectif intermédiaire.
À Gaza, une guerre partie pour durer
Dans sa dimension locale, cette guerre est-elle donc partie pour durer? Malheureusement, c’est possible, voire probable. Bien que circonscrite géographiquement, l’action militaire d’Israël est d’une autre ampleur que celle des deux guerres précédentes contre le Hamas. Dans ces cas-là (hiver 2008-2009, été 2014), il s’agissait d’opérations qualifiées cyniquement de nettoyage
(on disait aussi tondre le gazon
), qui ne visaient qu’à affaiblir l’organisation régnant sur la bande de Gaza et non à la faire disparaître. Car le Hamas a longtemps été, de façon perverse, un allié objectif, ou un ennemi utile pour les dirigeants israéliens, afin d’affaiblir et de rendre insignifiante l’Autorité palestinienne.
Aujourd’hui, ils disent qu’ils veulent éradiquer le Hamas
! Les responsables du Hamas, de leur côté, parlent d’une longue lutte
. Il y a une invasion au sol, une invasion lente, qui n’est pas qu’une simple incursion ponctuelle. Début novembre, à peine quelques-uns des cadres du Hamas avaient été tués – une douzaine
, selon une déclaration de la fin octobre – : l’armée éradicatrice est encore loin du compte.
Tout porte donc à croire – hormis un effondrement surprise des troupes du Hamas dans la lutte terrestre qui s’engage – qu’on se trouve malheureusement au début d’un processus, d’un engrenage, et qu’on devra sans doute mesurer l’échéance de ce conflit non pas en semaines mais en mois.
